L’édition 2024 des JO a suscité quantité de commentaires pointant des innovations diverses, notamment la forme et les contenus de la cérémonie d’ouverture et la distribution des compétitions dans l’espace parisien. Ces deux innovations méritent toute notre attention pour leur façon de composer avec le patrimoine parisien. Conversation proposée par :
Bernard Debarbieux, Université de GenèvePlus précisément, elles signalent la façon qu’un événement somme toute de nature très moderne a subverti certaines des normes qui ont longtemps prévalu dans l’aménagement parisien et dans les compétitions sportives en détournant, d’une façon qui semble avoir beaucoup séduit, les conventions d’usage du patrimoine. On verra dans cette innovation quelque chose comme une tentation post-moderne, un peu tardive certes tant la vague correspondante semble avoir reflué dans beaucoup de contextes.

De la “ville fluviale” à la “ville mondiale”

Commençons par la cérémonie d’ouverture. Elle a d’abord et avant tout frappé par le fait qu’en sortant de l’arène habituelle de ce genre d’événement – un grand stade – elle a investi une large portion de l’espace parisien, la Seine et ses abords immédiats. Par ailleurs, le traditionnel défilé des délégations de sportifs de très nombreux pays et la présence de nombreuses vedettes des éditions antérieures se sont fondus dans un spectacle itinérant impliquant de nombreux artistes, tous entraînés dans une itinérance entre les paysages urbains remarquables de cette portion de la ville.

Mais curieusement, je n’ai pas vu mentionné le fait que la section du fleuve retenue pour cette cérémonie correspondait largement au périmètre du site inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1991 : les rives de Seine, entre l’île Saint-Louis d’un côté, et l’axe qui relie le Champ de Mars et le Palais de Chaillot de l’autre. Le dossier de l’inscription célébrait alors cette “ville fluviale” comme un “exemple exceptionnel et unique d’architecture urbaine en bordure d’un fleuve, où les strates successives de l’histoire de Paris, ville capitale de l’un des premiers grands États-nations d’Europe, se sont harmonieusement superposées”. Cette inscription, voulue en son temps par l’État français bien plus que par la Ville de Paris, venait couronner des décennies de politique de conservation d’édifices de l’époque moderne et industrielle et de protection du paysage urbain ; elle venait aussi conforter des décennies de mise en valeur touristique du centre historique de Paris. Or la cérémonie d’inauguration est venue subvertir cette qualification patrimoniale d’un site reconnu pour sa valeur dite “universelle” et “exceptionnelle” dans le langage de l’Unesco, pour en faire le décor, et peut-être un actant à part entière, d’une performance artistique, festive mais aussi politique, visant à communier autour de la créativité, de la diversité et l’inclusivité sociales.

Cette requalification éphémère des rives de la Seine doit être rapprochée du projet, vieux d’une dizaine d’années, de la Ville de Paris de se réapproprier l’inscription au patrimoine mondial en lui attachant une signification nouvelle. Dans un premier temps, la Ville a argué de l’inscription pour justifier, y compris devant les tribunaux, la piétonnisation de la voie sur berge. Dans un second temps, en 2021, proposition a été faite au Comité du patrimoine mondial d’étendre le périmètre du site inscrit, notamment pour y inclure un ensemble de bâtiments et d’institutions – le Museum national d’Histoire naturelle, le Musée du quai Branly – Jacques Chirac, l’Institut du monde arabe, etc. – dont l’architecture et la fonction débordaient largement du cadre et de l’argumentaire historiques qui avaient motivé l’inscription de 1991. C’est précisément en raison de cette inadéquation entre le périmètre proposé et “la période pour laquelle le bien a été inscrit à l’origine” que le Comité refuse alors cette modification. Est alors soumis un projet d’extension alternatif, plus conforme à l’argumentaire patrimonial initial, qu’adopte le Comité lors de sa session de 2024 qui – coïncidence intéressante – se réunissait à New Delhi durant la première semaine des Jeux.

Mais entretemps, la Ville de Paris avait imaginé un argumentaire alternatif pour justifier de l’extension du périmètre : présenter les rives de Seine comme un condensé monumental de “ville mondiale” ; la proximité, de part et d’autre du fleuve, d’institutions muséales et culturelles aux ambitions universelles – celles qu’il s’agissait d’inclure dans le nouveau périmètre, mais aussi le Louvre et le Musée de l’Homme – pouvait donner crédit à ce scénario. À défaut d’avoir pu promouvoir cette alternative radicale, la Ville de Paris, qui a fortement contribué à la conception de la cérémonie d’ouverture des Jeux, événement mondial s’il en est, sur cette portion de la Seine, parvenait ainsi à ses fins par un autre moyen. En quelques heures d’un défilé nautique jouant de la présence d’édifices hérités de plusieurs expositions universelles – notamment la Tour Eiffel (1889), le Palais de Chaillot (1937) et le Grand Palais (1900) – les rives de Seine se sont présentées comme le rendez-vous récurrent de grands événements mondiaux dont Paris peut se targuer d’avoir été l’organisatrice depuis un siècle et demi. Tout cela avec le souci patent de donner une actualité nouvelle à un patrimoine pluriséculaire. Il y a là un signe d’adhésion à une vision postmoderne de la ville contemporaine : une ville qui pense et acte la subversion de l’ordre urbain fonctionnel selon lequel elle a été configurée depuis l’époque industrielle, une ville qui détourne son patrimoine monumental de sa fonction esthétique et mémorielle et le remobilise dans une opération de recomposition urbaine. Certes, cette subversion est ici éphémère, comme l’est celle à laquelle procèdent les carnavals ; mais elle a un précédent – l’aménagement estival des voies sur berge – et on pressent la tentation de l’inscrire dans la durée.

Rompre le splendide isolement des arènes

Un autre signe de cette appétence pour la postmodernité est perceptible dans les choix opérés dans l’aménagement de certains des lieux des compétitions sportives de l’édition des JO de 2024. Si on replonge dans l’histoire des sports de compétition, on observe un souci croissant de leur dédier des arènes spécifiques – des stades, des salles, des bassins, etc. – et de configurer ces lieux dans le strict respect des normes fixées par les organisations sportives – des lignes de touche, des couloirs de course et de nage, des points de penalty, etc. Cette configuration d’un espace propre, hétérotopique comme disait Michel Foucault, visait à garantir le spectacle et à respecter l’universalité des conditions de pratique sportive, tout en participant du fonctionnalisme bien connu de la pensée architecturale et urbaine du XX^e siècle. Pour ces différentes raisons, l’organisation des événements sportifs a, de longue date, conduit au déploiement de lieux dédiés et de dispositifs spatiaux propres, conçus et réalisés indépendamment des contextes urbains dans lesquels ils ont pris place. Si cette normalisation par l’espace des pratiques sportives remonte loin dans le temps pour les sports d’arènes, comme le football, le volley, la natation, le judo par exemple, elle a eu lieu aussi, quoique plus récemment, pour les pratiques outdoor comme l’escalade, l’aviron, le BMX ou encore le skateboard, avec l’aménagement, souvent plus éphémère, de plateformes ou de milieux artificiels.

L’édition 2024 des JO n’a pas dérogé à la règle. Un grand nombre de compétitions ont pris place dans ce genre d’arènes, certaines déjà existantes, comme le Stade de France ou Roland-Garros, d’autres construites pour la circonstance, comme les bassins de natation. Mais d’autres encore ont investi des bâtiments construits bien avant pour un tout autre usage – comme le Grand Palais – ou des espaces publics investis par des terrains de pratique et des tribunes provisoires – la place de la Concorde, le Champ de Mars, etc. Si les règles propres aux compétitions correspondantes y sont tout aussi bien respectées que dans les arènes spécialisées, ces agencements éphémères ont cette fois joué de leur environnement urbain : l’Obélisque de la Concorde ou la Tour Eiffel ont fonctionné comme autant de signaux bienveillants à l’égard des compétitions qui prenaient place à leur pied, tout en célébrant, une fois encore, la patrimoine parisien. Ce détournement des espaces publics, amorcé lors d’éditions précédentes des Jeux, a pris à Paris une ampleur telle qu’il pointe un changement de nature dans la relation entre la ville et les compétitions sportives. L’espace public du centre de Paris a ici aussi été subverti pour se marier au mieux avec l’espace des pratiques sportives le temps d’un événement soucieux de faire sortir ce dernier de sa logique exclusive.

On a donc assisté, au cœur de l’été parisien de 2024, à une double inflexion dans la conception spatiale de l’événement olympique à l’initiative de ses principaux protagonistes : d’un côté, une ville détournant son patrimoine monumental de ses fonctions usuelles pour en faire un actant du spectacle sportif et festif et le vecteur de son ambition mondiale ; de l’autre, les organisateurs des compétitions olympiques qui ont convenu que certaines d’entre elles échapperaient à la logique exclusive des arènes spécialisées, fermées sur elles-mêmes, pour tirer avantage de l’environnement monumental de la ville qui les accueillait. Cette double inflexion atteste d’une appétence indiscutable pour une forme de postmodernité : moins de segmentation fonctionnelle des espaces, plus de détournements dans l’usage des lieux, plus de références historiques et patrimoniales mises au service de l’événement sportif et festif.

Certes, on pourrait penser que la cérémonie de clôture, en reprenant un stade comme arène, a refermé la parenthèse. Mais on aura peut-être remarqué que le directeur artistique des deux cérémonies ayant encadré l’évènement, Thomas Jolly, ne le voyait pas ainsi : en annonçant pour la seconde “une fête mémorable et consciente, honorant le passé et embrassant l’avenir”, il a souhaité l’inscrire dans le temps long des Jeux olympiques et de la transmission patrimoniale des valeurs qu’ils véhiculent ; il a voulu que la fête finale mette en scène les étapes de leur histoire – de leur naissance dans l’antique Olympie à aujourd’hui en passant notamment par leur recréation à l’initiative de Pierre de Coubertin, mais aussi le caractère toujours incertain de leur pérennisation. C’est donc bien l’ensemble de cette édition qui s’est joué des normes spatiales qui ont signé de longue date la modernité de Paris et des Jeux olympiques, et flirté avec certains caractères de la post-modernité, pour le plus grand plaisir des spectateurs semble-t-il.

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